Aziyadé ou la voix du lieu




La librairie comporte deux grandes pièces de même dimension qui communique entre elles. Chacun dans une pièce, les lecteurs lisent en même temps le même texte, comme l’étrange écho l’un de l’autre.

Vendredi 20 janvier 2017, Librairie A Balzac A Rodin, Paris.
La nuit fulgurante, soirée organisée par Aziyadé Baudouin-Talec,
Lectrice et lecteur : Charlène Dinhut et Fabrice Reymond


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Qu’on le veuille ou non, sont accrochés aux lieux que nous fréquentons les souvenirs de ce que nous y avons vécu. Cette mnémotechnique du réel encombre plus ou moins définitivement l’architecture, le paysage, la géographie, l'histoire.
Nous sommes enfermés dans la prison de nos lieux quotidiens, les souvenirs que nous y avons en sont les gardiens.


Une seconde pour ouvrir une enveloppe et des années pour régler le problème, une trace sur un mur et des siècles d’histoire de l’art. L’emprise au sol de certains de nos gestes est comme l’ombre monstrueuse d’une souris au couchant. Le temps des choses dépend de leur place entre le soleil et nous, entre leurs causes et leurs effets. Il y a des moments qui empiètent sur le futur, des actions qui hypothèquent l’avenir. Eviter l’action pour que le présent reste un espace dégagé, un lieu ouvert. Ne rien faire pour faire de la place. Libérer le présent comme l’intérieur des maisons japonaises pour que les mouvements s’y perdent, pour que rien ne les entrave, ni ne les retienne, pour que leurs conséquences disparaissent comme l’écho dans le vide.


Nos mouvements sont nos investissements, nous en touchons tous les jours les dividendes. aucun de nos gestes n’est sans conséquences, ils génèrent tous des enchaînements plus ou moins longs de cause à effet. Nos actes rebondissent à la surface du temps et nous formons avec eux des figures géométriques complexes.
Toute action fait des ricochets, le ricochet touche et poursuit, il allie le cercle et la droite, le ricochet est notre allure naturelle.
Dans le suspens du rebond, dans la rétention de l’être, se décide le léger fléchissement qui change la trajectoire. Le ricochet transforme la violence du contact avec la surface de l'eau en force de propulsion, il échappe à l’attraction des cercles qu’il crée, attend la réponse des berges et à chaque instant voudrait s’arrêter.
Nos actions font des ricochets et nos voix résonnent. Les mots que l'on dit s’altèrent à chaque rebond, sur chaque surface que nous sommes et les sons au lieu de se répéter à l’identique forment d’autres mots puis d’autres phrases, l’écho a pris la parole.


Devant moi un homme clou une planche sur une fenêtre. À la fin de son geste il relâche la pression de sa main sur le manche afin que les vibrations provoquées par le coup ne remonte pas dans son bras mais se propage dans le bois et finisse d'enfoncer le clou.
Le big bang était un coup de marteau dans l'univers nous vivons dans son écho.


Les frère jumeaux de la cosmologie Hopi ont créent le monde, l’un en faisant résonner la matière pour qu’elle s’agglomère autour de lui et l’autre en tournant autour d'elle pour en modeler la surface.


Un tas de bois peut faire un feu ou une maison, c'est toujours un foyer. Il modifie la qualité de l'air, il fait de l'architecture.


La liberté crée des possibilités dans l'infini des possibles, elle monte des murs dans le désert. La liberté est l'architecte du réel.
On vit depuis la frontière de son corps, de sa langue, de sa maison, de son pays. On contemple les substances séparées par les murs que l'on monte. On partitionne le réel pour le faire raisonner. Les structures que l'on crée nourrissent un moment notre néguentropie, puis la mort rouvre les frontières au recyclage naturel,


La vie est un lieu a géométrie variable, il est entouré par ce qu'on peut faire et par ce qu'on ne peut pas faire, par ce qu'on doit faire et par ce qu'on ne doit pas faire, par ce qu'on veux faire et par ce qu'on ne veut pas faire. L'action crée des frontière à l'intérieur de l'espace infini du temps, la vie y paraît parfois immense, d'autre fois minuscule.
L'esthétique de contraste de nos architectures quotidiennes nous fait passer sans cesse d'un couloir à une terrasse, d'une chambre de bonne à une salle de bal.
Pour rester plus longtemps dans la salle de bal, il faut réduire son activité au minimum, concentrer son désir d'agir sur la répétition du même geste : planter un clou, balayer la cour ou mâcher du chewing-gum. Ce geste est alors comme une prise de terre qui fait disparaître dans le sol toutes envies de clôturer le temps par l'action.


Je n'articule pas certains mots comme je ne forme pas certaines lettres. Une partie de mes propos est toujours inaudible ou illisible. Des phrases entière se glissent dans la conversation comme des passagers clandestin. Paroles adressées aux anges ou aux fantômes, phrases qui se perdent dans l'air comme le vin des libations sa perd dans la terre.


Avoir une idée, trouver un endroit où déposer ses sensations, un entrepôt où elles puissent se détendre et prendre forme.


L'intuition marche au travers les décombres du présent dont elle entraîne derrière elle les débris, casseroles attachées à la voiture de son mariage avec l'instant.


J’ai l’intelligence bucolique, je suis mes idées pour voir où elles vont. Comme dans un jeu de piste, je marche jusqu’à trouver l’objet qui va les résumer, les accueillir, les protéger. Ranger le sens là où il nous a menés, en mettre sous chaque pierre, dans chaque arbre, derrière chaque porte… Les objets sont les maisons des idées, elles y restent à l’abri, pour une prochaine fois, pour vous, pour moi, pour les autres, pour ceux qui les cherchent.


L’idée est un moment de folie, la répétition d’un mot comme un accident sur l'autoroute, a rose is a rose is a rose…
Une idée commence par un bug, quelque chose se met en boucle et crée un espace pour la pensée.


On a inventé le même pour pouvoir y vivre et s'y reproduire. Le retour du même c'est le grand tour de magie du langage. Si un arbre était toujours un autre arbre on ne pourrait pas penser, ni parler, ni aimer. La répétition crée un endroit où découvrir tous les arbres dans l'arbre.


Un café à une terrasse, j’attends un ami que j’ai accompagné à un rendez-vous. Etonnamment détendu et heureux, je fais face à un temps libéré de toute contrainte, de toute projection. L’avant est réglé, l’après va l’être par son retour, je suis dans un moment qui ne me concerne pas et dont les limites sont définies de l’extérieur. Je suis dans une friche spatio-temporelle libre d’herboriser à ma guise. Rien ne densifie plus un moment que sa conquête sur un autre. Le temps est le cadre que l’on donne à l’espace dans lequel on vit. L’attente ouvre une fenêtre d’où l’on peut regarder sa vie en face. L’attente est l’endroit ou l’on se réfugie de l’immensité du réel.


La Stimung est un souffle dont la buée rend le monde transparent. La Stimung donne sur l'Ouvert, c'est la back door de l'humanité.


Quand les mots s'ouvrent il se dégagent d'eux une substance qu'on a l'impression de pouvoir toucher, mélange de son et de sens, d'eau et d'air, nuages futurs.


Écrire dans l’espace public. Écrire avec le bruit des voitures et la conversation des passants, avec les clips et les infos. Écrire avec de la réverbération, avec les réactions du public et l’acoustique de l’endroit. Si on ne peut pas mettre le monde dans les livres, au moins peut-on le garder en bruit de fond.

Un hélicoptère survole la place, théâtre des opérations.


Derrière les vitres de mon bureau ou derrière celles des bistrots, comme les prostituées des Pays-Bas, je travaille en vitrine. Je dissimule dans mes livres, comme elles dans leur boxon, une foultitude de détails autobiographiques qui me rassurent et me donne le courage de recevoir seul et sans armes, dans cet endroit clos, des inconnus : vous.
Aménager des chambres dans des vitrines : ce qu’il y a de plus intime dans ce qu’il y a de plus public. La littérature aussi fait de la décoration d’intérieur, elle transforme, suivant les goûts de chacun, les chambres en bibliothèque ou en usine, les lits en train ou en bateau, les draps en toit ou en terrasse. Les livres donnent sur la rue.


Faire la liste exhaustive des objets présents dans un boxon à Liège. Mélange de vrais et de faux éléments biographiques, de fausses photos de vacances, de vraies cartes postales, de faux nounours en peluche et de vrais tee-shirts fétiches, la déco d’un boxon, c’est la "recherche du temps perdu" en une seule pièce.


On habite les livres qui habitent les maisons qui habitent les livres… le monde est rond.