Art Conceptuel, une entologie.

par Guillaume Desanges


L'idée est simple : rassembler en un seul ouvrage la première anthologie française des écrits d'artistes de l'art conceptuel des années 1960-1970. Non pas en puisant dans le large corpus de propos théoriques ou critiques qui ont accompagné ce mouvement, comme tant d'autres, mais en prélevant plus précisément parmi des œuvres ayant utilisé le texte comme matériau. Œuvres autonomes ou parties textuelles de pièces, ces objets linguistiques prennent la forme d'instructions, de slogans, de jeux langagiers ou typographiques, de descriptions d'œuvres à venir (ou pas), de textes intégrés, protocoles, textes de performances, etc, qui tous ont un statut artistique. Une distinction volontaire entre textes sur l'art et texte d'art, qui, si elle est parfois floue, présente dans ce cas précis une différence essentielle, tant l'art conceptuel a prétendu privilégier l'idée par rapport à sa formalisation spatiale, et de là par extension les mots en alternative aux objets. Une substitution volontaire de la technique par la sémantique et une insoumission du génie artistique à un ordre matériel de la création. Ce que le résume de manière tranchante la formule de John Baldessari : "Mieux vaut avoir une idée en tête qu'une œuvre au mur". 

Cet épais ouvrage de plus de 500 pages résulte donc d'un travail rigoureux et généreux d'investigation, de sélection et de traduction, réalisé sous la direction des écrivains et critiques Gauthier Herrmann, Fabrice Reymond et Fabien Vallos.  Au final, c'est plus de 300 œuvres qui y sont présentées, aussi bien des figures majeures de l'art conceptuel (Joseph Kosuth, Lawrence Wiener, Sol LeWitt, Robert Smithson, Douglas Huebler), que de personnalités moins en vues, mais tout aussi intéressantes. Les américains Lee Lozano et Alan Sonfist, par exemple qui travaillent des formes de récit autobiographiques, ou encore les italiens Vincenzo Agnetti et Gino de Dominicis, le premier ayant principalement travaillé la forme du langage dans son rapport critique à l'art, le second la performance, la peinture et l'installation, mais aussi son propre "personnage" fictionnel dans le monde de l'art, et qui livre ici une théorie sur l'espace et le temps qui apparaît comme une des clés de son travail pictural.

L'intérêt principal de ce projet éditorial réside dans sa forme même. Paradoxe, alors qu'il s'agit d'art conceptuel.  Mais tous ces écrits, qui ont à l'origine des statuts, des formats et plus généralement des formes très diverses (manuscrits, dactylographiés, peints au mur, récités, imprimés, etc) apparaissent ici contraints, cadrés, ajustés à l'espace de la page. Dès lors, l'ouvrage qui apparait au premier abord extrêmement respectueux (pièces présentées par ordre alphabétique d'auteur, maquette rigoureuse, des notices explicatives courtes mais efficaces) se révèle finalement discrètement volontariste, voire interventionniste, en ce qu'il impose une uniformisation radicale, indexant de véritables œuvres d'art, fut-elles textuelles, à une cohérence typographique et structurelle propre à l'édition et la diffusion. Ce faisant, il prend au mot l'idéal conceptuel de dématérialisation et de rationalisation formelle de l'œuvre, permettant de mesurer la survivance nos penchants fétichistes et matérialistes dans la relation que nous entretenons à ces figures historiques. Fini le plaisir bibliophile de l'écriture manuscrite, de l'encre des vieilles machines à écrire ou des papiers plus ou moins jaunis. Plus de complaisance pour la patine du temps, qui offre une séduction archéologique au plus fonctionnaliste des supports. Plus de plaisir trouble de l'édition rare. Il s'agit ici d'actualiser ces pratiques intellectuelles de l'art, dans une sorte de retour sur l'art conceptuel en version "remasterisée".

Le contenu est composé de textes courts, alternant la fiction, la biographie, la description, l'essai ou le statement plus ou moins austère. Si certains, comme Art & Langage, ont fait de la critique d'art une forme à part entière, beaucoup d'œuvres textuelles reposent sur des principes tautologiques (Lawrence Wiener, mais aussi Douglas Huebler, Dan Graham), jouant de manière ontologique avec une certaine "physicalité" de l'écrit, allant jusqu'à proposer de véritables expériences sensorielles dans la pratique de lecture. Dans cette perspective , l'ouvrage est potentiellement un petit manuel d'œuvres à refaire dans sa tête, nous plaçant parfois dans la position exaltante de ces musicologues professionnels capables d'entendre une symphonie en en lisant simplement la partition. Au delà de cet aspect pratique, le livre mesure surtout la qualité proprement littéraire voire scénaristique de l'art conceptuel. Un art qui possède, malgré des intentions programmatiques et rationnelles, un indéniable souffle narratif, spéculatif, voire foncièrement poétique. A noter que ces œuvres sont agrémentées de courts mais pertinents essais sur l'art conceptuel par des écrivains et historiens d'art.

C'est cet éventail d'enjeux variés à partir d'un format très simple et très réduit qui est donc remarquable dans ce livre. Ce faisant, il manifeste une écologie de travail admirable, en étant à la fois un outil théorique et scientifique, un objet littéraire indéterminé et une véritable exposition que l'on porte avec soi. Par ailleurs, il ne clôt ni n'épuise son sujet, semblanr au contraire en ouvrir les perspectives. D'abord parce qu'il propose une structure qui ne vient pas remplacer la forme originale de l'œuvre, mais en opère une sorte de traduction, projection dans l'espace de la page. Ensuite parce qu'on en imagine les développements possibles : des traductions dans d'autres langues, mais surtout une investigation vers d'autres points forts de l'art conceptuel que les auteurs de cette anthologie n'ont pu investir : l'Amérique du Sud et l'Europe de l'Est, par exemple, dont on commence à découvrir les échos passionnants qu'ont eu les pratiques conceptuelles dans ces même années. Bref, un ouvrage, dont la forme bat au rythme de son sujet en en transmettant les enjeux principaux, la radicalité, mais aussi les limites, les paradoxes, et plus généralement toutes les conséquences intellectuelles et sensuelles d'une pratique de lecture plus que de regard.