Préface

Art conceptuel, une entologie

Une boîte avec le son de sa propre fabrication. Voilà à quoi se résume l’œuvre que Robert Morris réalisa en 1961 et qu’il présenta officiellement deux ans plus tard (le 24 mars 1963) à la Gordon Gallery de New York. Parce qu’une fois disposée sur le sol, elle ne donnait pas grand chose de plus à voir (et à entendre) que ce que promettait son simple énoncé, on peut tenir cette œuvre pour l’une des formes inaugurales de ce qui allait bientôt prendre le nom d’« art conceptuel ». La désinvolture de son geste d’une part, son bouclage auto-référentiel d’autre part, permettent de la situer à la fois dans le prolongement du mouvement Fluxus (très actif au début des années soixante) et, précisément, en rupture avec lui. Dans son prolongement parce qu’elle dynamitait toute velléité de savoir-faire et jouait manifestement de l’auto-dérision caractéristique de Fluxus. Mais en rupture aussi car, on le constaterait bientôt, l’art conceptuel allait prendre très au sérieux les conséquences théoriques et formelles de ce resserrement de l’œuvre autour de son propre énoncé, de même qu’il exploiterait systématiquement le potentiel des structures auto-réflexives. L’année suivante, ces enjeux se verraient confirmés comme le nerf de la guerre conceptuelle dans une pièce du même Robert Morris (Card File [fichier], où un fichier se nourrissait exclusivement des remarques et informations relatives à sa propre élaboration).

Quelques mois après la réalisation de la « boîte » de Morris, c’est pourtant d’un autre artiste et essayiste (aujourd’hui apparenté à tort au groupe Fluxus), Henry Flynt, que viendra la première définition explicite de ce que ce dernier appelle alors le Concept Art [l’art concept] : « Le concept art, dit-il, est avant tout un art dont les concepts sont le matériau, de même que le son, par exemple, est le matériau de la musique. Dans la mesure où les concepts sont étroitement liés au langage, le concept art est une forme d’art dont le matériau est le langage. » (in An Anthology… sous la direction de La Monte Young et Jackson McLow, 1962). Point de départ plus tard contesté (à la fois dans son caractère fondateur des pratiques conceptuelles et dans son contenu théorique), cette définition n’en reste pas moins la plus ergonomique pour aborder, en tant que spectateur/lecteur, l’œuvre d’art conceptuelle : ce qu’elle nous montre, c’est du langage mis en forme au même titre que n’importe quel matériau (marbre, peinture, etc.). 
Reste que le mode de présentation et la mise en forme du langage dans le langage sont d’une nature très différente de celles, disons, d’un cube en acier. S’il n’y a pas, dans ce dernier cas, à tergiverser longtemps sur ses tenants matériels (les trois dimensions de l’espace), l’œuvre conceptuelle, en revanche, semble se prêter à d’infinies traductions formelles. Du manuscrit à la feuille dactylographiée, de la feuille dactylographiée à son encadrement au mur, du cadre à la page du livre ou au magazine, elle se présente souvent comme une structure abstraite qui joue de toutes les modalités possibles, sinon de l’inscription, du moins de l’impression. Bien qu’on ne puisse non plus le réduire à un simple élan de subversion institutionnelle, l’art conceptuel échappait ainsi, par voie d’édition, au socle économique et esthétique de la galerie. Mais il se pourrait, en définitive, qu’à vouloir systématiquement biaiser les protocoles conventionnels de l’apparition de l’art, l’histoire des avant-gardes ait engendré là, au début des années soixante, une sorte d’enfant bâtard de la littérature ; l’artiste dans son atelier allait se retrouver dans une posture fort comparable à celle d’un écrivain devant sa machine à écrire. Partant de ce constat simple de la similarité des outils et des modes de production plastiques et littéraires, en tout cas dans l’art « textuel », c’est avec cette image en tête que le livre que nous proposons aujourd’hui voudrait tenter, pour une fois, de « lire » les conceptuels. 

À commencer par en faire une entologie donc, et non une anthologie. Où il s’agirait précisément d’enter, de greffer (plutôt que de « faire un bouquet » comme l’étymologie du terme traditionnel l’entend) certaines des productions de ce mouvement sur la branche de la littérature générale. Une entologie littéraire par conséquent, une greffe pour voir, dont seul le temps dira si elle est effectivement viable. 
Par ailleurs, la traduction et la diffusion en français de nombre d’œuvres majeures, qu’elles soient américaines, anglaises, allemandes ou italiennes, relevait, pour ainsi dire, de la lacune. Ainsi, la plupart des textes qu’on trouvera plus loin, sont lisibles en français pour la première fois. Aucune édition française n’avait jamais rassemblé un tel corpus d’œuvres (près de 300) produites par des artistes pourtant destinés à avoir une influence profonde et durable sur ceux de la fin du xxe siècle. Sans parler d’un certain nombre d’inédits (Alighiero e Boetti, Bas Jan Ader, Victor Burgin, Art & Language, etc.), ce livre est aussi l’occasion de revenir sur des œuvres méconnues ou rarement publiées (celles de Donald Burgy, de Lee Lozano ou encore de Faith Wilding et Alan Sonfist, par exemple). Indépendamment de la perspective particulière qu’il s’est choisie, ce travail de compilation et de traduction des productions écrites de l’art conceptuel semblait pour le moins nécessaire.
Réalisées en étroite collaboration avec Ghislain Mollet-Viéville, nos recherches dans les multiples parutions périodiques, catalogues d’expositions et monographies d’artistes de l’époque, ont rapidement révélé plusieurs centaines d’œuvres remplissant, à quelques nuances près, les critères que nous nous étions fixés : des œuvres textuelles (ayant la lettre – voire parfois le signe – pour seul matériau), des œuvres dépourvues d’images (à de rares exceptions près – chez Adrian Piper ou Allan Sekula, par exemple – toutes les œuvres de l’Entologie respectent cette donne), des œuvres autonomes (dont la lecture comme œuvre ne demande aucune autre explication une fois présentée dans l’espace de la page), enfin, des œuvres en anglais, en italien ou en allemand qui, de préférence, n’avaient jamais pu être lues en français (précisons au passage que les pratiques conceptuelles ne se sont bien sûr pas limitées à ces quelques langues, mais que des considérations techniques nous ont contraints de renoncer pour l’instant à traduire celles issues, à la même période, des pays d’Europe de l’Est ou de l’Amérique Latine). On ne trouvera donc dans cet ouvrage ni reproduction photographique ni fac-similé (quoique les œuvres de Bas Jan Ader et Robert Smithson flirtent parfois avec cette dernière catégorie) ; les textes s’y succèdent dans une seule et même police de caractère, par ordre alphabétique d’auteurs, reprenant ainsi la formule habituelle de l’anthologie. La grande majorité des œuvres présentées ici ayant un jour existé dans les pages d’une publication, leur présentation originale a, bien entendu, été respectée au plus près.
Quant au travail de traduction, il a été effectué collectivement – et on profitera de cette précision pour remercier une fois encore, pour leur engagement et leur perspicacité, Lore Gablier et Pierre Gaconnet qui se sont joints à nous pour accomplir ce travail. Le choix des textes s’est fait à la fois dans le souci de rendre compte le plus justement possible du paysage conceptuel, tout en en profitant pour illustrer la plus grande variété possible de genres littéraires : autobiographie (Alan Sonfist, Alighiero e Boetti), biographie (Matt Mullican, Faith Wilding), journal (Lee Lozano), fiction (Hans-Peter Feldmann), poésie (Vito Acconci, Bernar Venet), dialogue (Ian Wilson, Robert Barry), énumération (Barry encore), cut up de citations (Joseph Kosuth), jusqu’au testament (Alan Sonfist) et au télégramme (Christine Kozlov) ! ce large éventail de genres, en s’ouvrant progressivement au fil du travail, nous semblait aussi en quelque manière confirmer, sinon la validité, du moins l’opportunité de notre hypothèse.
Parce que nous avons fait le choix de ne présenter que des œuvres textuelles, certaines figures majeures de l’art conceptuel manquent finalement à l’appel : soit que leurs œuvres n’aient pas rencontré le texte à proprement parler (comme Hanne Darboven), soit qu’elles demeurent impossible à contenir dans la page (c’est le cas de ce qui, chez On Kawara, ne peut jamais s’interpréter que comme un dispositif, mais aussi de Iain Baxter ou du, pourtant méconnu, William Anastasi), soit, enfin, qu’elles aient eu systématiquement recours à l’image (ainsi de Jan Dibbets notamment, mais aussi d’Yvonne Rainer pour ce qui concerne ses rares pièces accompagnées de textes) ou que leurs textes aient été écrits en français (Daniel Buren). Autre absent remarquable, stanley brouwn qui, restant fidèle à sa réputation, n’a pas souhaité participer à l’Entologie. Cette fois encore, et en dépit de nos efforts, il faudra se contenter de « la mention de l’absence » dont il a fini par faire l’objet principal de son travail artistique. Aussi, et parce qu’il fallait tenir compte de l’aspect historique de sa perspective textuelle, l’Entologie ne se limite pas, comme on le constatera rapidement, aux tenants déclarés (s’il y en a) de l’art conceptuel proprement dit. Elle traverse différents « mouvements » ou « moments » des pratiques artistiques de 1960 à 1980, qui vont de Fluxus (Yoko Ono, Simone Forti, George Brecht, Emmett Williams notamment) au Process Art (Robert Morris, Bruce Nauman) en passant par quelques inclassables notoires (comme Alan Sonfist, par exemple).

En plus du recueil d’œuvres que l’on vient de décrire, la fin du présent ouvrage comprend quatre autres parties : un ensemble de textes rassemblés en annexe, un dossier critique, un corpus de notes et une bibliographie.
Nous avons fait le choix de la première d’entre elles afin de rendre compte d’un certain nombre d’écrits – qui peuvent prendre la forme d’essais, de déclarations d’intention, de manifestes – produits par les artistes conceptuels eux-mêmes dans le but de clarifier les enjeux formels, théoriques et politiques de leurs pratiques. Bien que leur aspect ne soit jamais anodin, ces textes sont impossibles à assimiler à des œuvres d’art (en dehors du groupe Art & Language, aucun des artistes concernés n’envisageait ce travail théorique comme assimilable à la production d’œuvres à part entière – Sol LeWitt ira même jusqu’à le préciser sans ambiguïté dans la trente-cinquième et dernière de ses Phrases sur l’art conceptuel, voir p. 439). Cependant, quelques-uns de ces écrits ont connu un tel retentissement auprès des artistes de l’époque et des générations suivantes, qu’il nous a semblé utile de les inclure ici. Dans ces annexes, on lira par exemple le texte de Henry Flynt évoqué plus haut (Concept Art, 1962), les Phrases sur l’art conceptuel de Sol LeWitt précisément (1969), la première Déclaration d’intention de Lawrence Weiner (1969) ou encore L’Art après la philosophie de Joseph Kosuth (1969).
Sont réunis, dans le dossier qui suit, des textes inédits de Ghislain Mollet-Viéville, François Piron, Dean Inkster, Emmanuel Hocquard et Gilles A. Tiberghien, chacun ayant été invité à porter un regard personnel (qu’il soit historique, théorique, critique ou empirique) sur les œuvres et, plus globalement, les artistes et les pratiques qui précèdent. En s’efforçant de rester le plus ouvert possible, ce dossier voudrait apporter la preuve de la vivacité de l’héritage non seulement artistique mais aussi théorique de l’art conceptuel dans la pensée contemporaine de l’art et de la littérature.
Un appareil de notes était nécessaire pour référencer aussi scrupuleusement que possible chaque œuvre présentée ; les obédiences étant diverses, on y trouvera aussi de rapides précisions quant à celles-ci.
Figure imposée dans ce genre d’entreprise, la vaste bibliographie par laquelle se clôt l’Entologie est destinée de son côté à rendre compte, à travers un ensemble de références aussi variées que possible, des publications de l’époque d’une part, mais aussi de certaines de celles, plus contemporaines, qui sont revenues régulièrement sur les artistes, les productions et la théorie de l’art conceptuel des années soixante et soixante-dix. Qu’il s’agisse d’essais parus dans des revues, de livres et de publications d’artistes, de catalogues d’expositions ou de monographies, nous nous sommes efforcés de réunir là le maximum de références disponibles autour de notre sujet en gardant à l’esprit que l’Entologie se devait aussi d’être un outil de travail pour les chercheurs. Cela dit, sachant qu’en pareil domaine l’exhaustivité est parfaitement illusoire, nous nous sommes « bornés » à densifier le grain sur la période qui va de 1960 à 1980.

Objet de langage lui-même autonome et « conceptuel » à bien des égards, ce recueil entend donc se présenter sous la forme d’une publication singulière résolument tournée vers la matérialité des signes. Un musée portatif en guise de livre, en somme. Car, à y bien regarder, ce qui s’opère finalement au travers de la compilation de ces œuvres, c’est ni plus ni moins que ce qu’elles contenaient déjà toutes en puissance : une reproductibilité sans bride. Autrement dit, avant même l’opportunité de leur traduction vers le français, ce que l’on trouve fondamentalement dans la plupart d’entre elles et qui les constitue dans leur forme, c’est la possibilité de se voir traduites ou translatées de l’espace de la galerie et des salles du musée vers les deux dimensions du livre. Double traduction, par conséquent, qui réactive la mutabilité Freeware à laquelle ces œuvres conceptuelles avaient prétendu au moment de leur(s) création(s) dans les années soixante et soixante-dix. Et voire, cette translation vers l’édition pourrait bien faire figure d’étape : on aura tôt fait, à partir des instructions données par Sol LeWitt, par exemple (mais aussi parfois chez Lawrence Weiner et d’autres), de sortir l’œuvre de ces pages pour la recomposer sans perte sur une feuille de papier, sur le mur de sa chambre, etc.
Plus curieuse de cette ubiquité formelle que délibérément subversive, cela dit, l’Entologie voudrait avoir trouvé l’occasion à la fois d’inventer et d’explorer ce « lieu qui n’existe pas » et où l’on trouvera pourtant les œuvres qui suivent, aux confins de l’art et de la littérature.


Gauthier Herrmann, Fabrice Reymond, Fabien Vallos