PRESSE















I> ECOUTER
Entretien avec Marie Richeux pour l'émission "Pas la peine de crier" du 13 06 2012.


"Il faut quitter son ombre pour parcourir la forêt des mots et atteindre la canopée, les canopées. Si la vie est une vie de dictionnaire alors on ne fera que définir et il n’est pas dit que nous soyons pour autant heureux. Les textes sont courts, les arbres de leur air sentencieux cachent la forêt de doute. Ca tombe bien, il n’y a que cela de vrai. Tout y passe, l’art bien sûr, relations entre humains, relations entre écrans, relation entre peaux, sexes, et la vie de nos animaux domestiques. Ce livre se présente à vous comme une cabine d’essayage, et vous essayez les textes qu’on vous tend, certains tombent juste, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’en méfier; d’autres trop serrésou trop grands, ça vous donne l’air petit. L’idée c’est d’essayer. On discutera au passage de quelques addictions, du bienfait de l’immobilité, du pouvoir de la fiction, de celui de la contemplation." Marie Richeux



Fabrice Reymond : L’eau se rappelle la cascade
par Hervé Laurent

Aphorismes, fragments, poèmes (souvent philosophiques) en prose, les textes de Fabrice Reymond réunis dans ce volume permettent de préciser un projet d’écriture d’une grande originalité1. La lucidité du trait d’esprit, lequel y abonde, ramassé dans des formules percutantes2 suffirait pleinement à justifier l’existence de ce réjouissant petit livre. Mais l’ambition de son auteur me semble autre : il ne s’agit pas pour lui d’exposer une pensée toute faite mais plutôt de la dégager à partir d’un travail sur le langage. Une pratique qui ne va pas sans une certaine violence : Tirer le langage hors de lui-même, lui expliquer deux ou trois trucs puis le remettre à sa place. Par ailleurs, il convient de ne pas se laisser impressionner par la suite de définitions affirmées avec l’aplomb que permet (autant qu’elle l’implique) la forme brève. Très vite, leur assemblage apparaîtra parcouru de failles, lézardé par l’inquiétude. Le ton péremptoire n’est qu’un stratagème vite éventé. Je ne sais pas quoi faire de l’ensemble, je me rends à la grâce de ce qui vient, écrit Fabrice Reymond qui privilégie la disponibilité contre l’encombrement, refuse de thésauriser les concepts, choisit la poésie.

1. Sa publication en livre a été inaugurée en 2009, avec la parution d’Anabase, éditions Mix, suivi, chez le même éditeur, par Canopée, en 2012. La forme fragmentaire est utilisée pour la première fois en 2002 dans le film Nescafer (diffusion en dvd par les Laboratoires d’Aubervilliers).

2. Ainsi lorsque, mi-amusé mi-irrité, l’auteur note : En général on travaille pour gagner de l’argent, moi j’ai besoin d’argent pour travailler.





l e f l o t o i r
[florence trocmé]

À l’opéra derrière un poteau : en fait les deux parties qui m’ont le plus intéressée ici encadrent celle qui donne son nom à ce livre au petit format très agréable.
Fabrice Reymond alimente ce qu’il appelle une Anabase : « base de données de textes, de fragments patiemment polis à la main. […] Journal, poème brisé, miniature théorique, rapport d’activité. »
→ Inutile de dire que cette énumération me parle et me fait songer à un certain Flotoir, à cette nuance près que, hélas, je ne polis pas patiemment mes fragments, sauf exception.

De la note (Fabrice Reymond)
« La note est la trace d’un choc. L’idée frappe l’esprit comme le caillou heurte le pare-brise et après un bref suspense, l’étoilement de la pensée commence : les connexions synaptiques partent dans tous les sens autour du point d’impact, sans censure, sans direction, réagissant au moindre mouvement : seul le livre peut arrêter ce processus pour le transmettre au lecteur. » (Fabrice Reymond, A l’opéra derrière un poteau, collection Faux raccord, Post-éditions, 2015)
→ superbe remarque qui pointe aussi ce qui signe sans doute la véritable idée, ce côté intempestif, inattendu. Non pas fruit de la déduction savante, plutôt fruit d’une déduction inconsciente, fondée sur des mécanismes associatifs, qui sont parfois autrement plus pertinents que les mécanismes strictement discursifs, trop cadrés et encadrés.
Et je retrouve l’idée d’étoilement chère à André Hirt.

Brève de lecture, Fabrice Reymond, A l'opéra derrière un poteau.
Ce tout petit livre, très dense, se compose en effet de trois parties. La première donc, des notes, des idées, des fragments, un peu, mutatis mutandis à la manière de Novalis dont j’ai effleuré hier le Brouillon Général et les traductions de Laurent Margantin dans Poésie, réel absolu. Il y est beaucoup question de fiction, mais aussi d’autres sujets, j’en ai relevé quelques exemples.
Puis cette section qui donne son titre au livre et qui m’a moins convaincue. Mais j’ai peut-être été gênée par le fait que le texte est disposé dans l’autre sens, rançon sûrement du très plaisant tout petit format.
Et j’ai apprécié le faux journal d’un marin, embarqué sur un cargo de fret qui constitue la dernière partie.
Partout une pensée originale, des éclats dont certains engendrent moult remous dans la conscience du lecteur, cet étoilement dont il est question un peu plus haut.
Tout cela, cette étrange conjonction de Novalis et de Fabrice Reymond sans doute pas étrangère à l’idée de peut-être citer un peu moins largement dans le Flotoir et en revanche de travailler, par étoilements et ramifications, autour de ces citations moins abondantes.

Le présent (Fabrice Reymond)
« Nous sommes sans histoires, impossible d’en lire, impossible d’en écrire, le présent nous a envahis. »
→ il y a cette sorte d’obnubilation de la conscience par le présent, le présent seule dimension acceptable pour la société médiatique et numérique. La course en avant, sans l’ancrage dans le passé, sans profondeur de pensée, trop souvent. Une fuite en avant qui ne laisse pas le temps de se retourner (peur d’être transformés en statues de sel ?)

Perception du temps (F. Reymond)
« Le temps ne passe pas, il s’accumule, il s’accumule en accélérant, il accélère parce qu’il a de moins en moins de place pour tourner, il a de moins en moins de place pour tourner à cause de la sédimentation. » (p.20)
→ Belle analyse du sentiment du temps chez celui qui vieillit, en qui le temps s’accumule. Description qui se traduit par une sensation physique, un peu comme celle que doivent ressentir les personnes prises dans une inondation, quand elles voient l’eau monter à l’intérieur de la pièce et la place pour tourner se rétrécir. Ce sentiment de panique devant le temps qui monte et qui diminue.

Le pas de vis de ma pensée (F. Reymond)
« Je suis incapable d’approfondir un sujet, de développer une idée, quelque chose me retient, une réserve morale, l’intuition d’une piste à ne pas suivre. Je ne peux pas réfléchir aux idées, les expliquer, les résumer, les justifier, les exploiter, j’aurais l’impression de tricher, de les trahir, de les abimer. J’aurais l’impression de forcer le pas de vis de ma pensée. » Et un peu plus loin : « Laisser son sujet en liberté, accepter de le voir disparaître, savoir digresser jusqu’à ce qu’il revienne. L’art c’est patienter en attendant le retour du sujet. » (p.22)

De l’obscurité des œuvres
« Un artiste doit accepter de ne pas toujours comprendre ce qu’il fait et un spectateur de ne pas toujours comprendre ce qu’il voit. Une œuvre a besoin du désir de lumière que crée l’obscurité. »
→ Ce qui est donné d’emblée est souvent plat, sans intérêt, ne stimule en rien l’esprit, n’agace pas le for intérieur, retombe. Parfois, ce qui se dérobe entraîne dans le même temps vers d’autres horizons, amène à d’autres correspondances. L’art doit déranger le confort intérieur. Les conservateurs sont au fond de grands paresseux !

Regard, écoute aussi
« Je ne regarde pas le monde, c’est le monde qui me regarde. Le langage me regarde regarder le monde. Je est toujours dans le champ. Ce qui change c’est la distance depuis laquelle on le voit. La largeur du plan, du portrait au paysage, du particulier au général. Tout ce que nous pouvons faire pour voir ce qui nous entoure, c’est élargir le cadre jusqu’à nous perdre de vue, jusqu’à n’être plus discernable que comme un être quelconque, un personnage générique.
Savoir vivre c’est apprendre à s’indistinguer. »
Et comme par hasard la note suivante parle de la photographie qui « est évidemment incapable de restituer l’intensité et l’épaisseur de ce qu’on vit. Comme dans un jeu de piste, le cadrage est une flèche qui indique le chemin de l’impression. En sélectionnant un point de vue, l’image crée une ouverture dans le réel. Une image est comme un objet magique, un indice qui permet au réel de se retrouver en nous. » (p.27)
→ en notant toutefois que le pouvoir de l’objet magique tend à s’émousser. Passé l’éventuel effet de surprise, la contemplation ressassante de l’image finit par refermer la fenêtre.

Les livres des autres (F. Reymond)
Comment cela résonne fort ! : « Vivrais-je éternellement dans les marges des livres des autres ? Vais-je éternellement commenter ma traversée du temps ? que faire d’autre ? Travailler pour l’aménager ? Y habiter un moment ? »
→ Non, rester là, dans les marges des œuvres des autres, parfois miroirs, parfois chemins, consolantes ou dérangeantes. Fabuleux stéthoscopes. Fabrice Reymond d’ailleurs : « Sextant : regarder ailleurs pour savoir où on est. »

Lumière, son, eau (F. Reymond, pour finir)
« L’eau est la représentation de la lumière, la matérialisation du son, elle mesure notre force de pénétration dans la matière. L’eau efface la frontière de notre peau. Le souvenir de l’amniotique est celui d’un temps où l’on faisait partie d’autre chose. La vie nous le fait oublier, la mer nous le rappelle, la mort nous l’explique. » (p.108)
→ tellement profond, ce souvenir de l’amniotique. S’y arrimer. Et superbe idée, un peu mystérieuse, à explorer avec précaution, que cette synthèse de la lumière et du son dans l’eau. Tous mes tropismes essentiels rassemblés : lumière, son et eau, les deux premiers seuls primordiaux, antérieurs à la naissance. Et pour cela sans doute si prégnants.

Mais non, pas encore (finir) car « reset » ! (F. Reymond)
En effet, cela encore s’impose : « Comment savoir quand nos sens doivent se reposer ? À partir de quand en a-t-on marre de voir, d’entendre, de sentir…
Goya, avant d’entamer la partie la plus importante de son œuvre, a perdu complètement l’usage de ses cinq sens, puis ils sont revenus petit à petit, sauf l’ouïe.
Le génie, l’amour, la maladie, la nuit et la mer, sont des façons de redémarrer le système, une sorte de reset des sens, une façon d’apprendre à ne plus rien sentir pour pouvoir tout re-sentir. » (p.117)
→ à un niveau plus modeste, débrancher un instant, une heure, ou un jour, permet de réactiver les qualités perceptives. Exemple très concret : travaillant un passage particulier, une ou deux mesures, dans une pièce pour piano, tout à coup se lever, s’absenter quelques secondes de son clavier, y revenir et alors, souvent, tout est différent, neuf. L’écoute s’est régénérée, le doute invalidant est parti par la fenêtre que l’on vient d’aller ouvrir ou fermer.
On ne parle sans doute pas assez des effets de saturation, de tétanisation presque qui peuvent parfois saisir un esprit. Comme un ordinateur auquel on demande trop à la fois et qui selon la belle expression « s’emmêle les pinceaux ». Reset, oui, redémarrer pour résoudre les « erreurs de registre ».





La voix lactée

« Comment savoir quand nos sens doivent se reposer ? À partir de quand en a-t-on marre de voir, d’entendre, de sentir ? » : Telles sont les questions sur lesquelles s’arriment les textes du livre au titre digne de Michaux. Mais même lorsque le mal est fait, il est toujours possible de rebondir : « Le génie, l’amour, la maladie, la nuit et la mer, sont des façons de redémarrer le système ». Et Reymond l’active là où le poète préfère la note au texte.
Seule la première fracture l’atteint par un étoilement de la cassure qu’elle provoque, quitte à couper une partie du « sens ». Et, après tout, qu’importe ? Nulle direction à prévoir, il s’agit de réagir à l’instinct avec le peu qu’on sait et que le temps accumule à mesure qu’il accélère jusqu’au moment où sa sédimentation est emportée avec le vivant.

Celui qui se dit dans l’impuissance d’approfondir un sujet ou de permettre au discours de se poursuivre fait mieux. Reymond évite toute « suite ». Car cela deviendrait une manière de se trahir ou de tricher. Le poète préfère la pensée vacante ou plutôt en vacation. Celle-ci n’a rien de « farcseque » (Montaigne) mais par elle l’obscur crée la lumière. Elle permet de voir passer le monde et offre la possibilité de regarder le regard jusqu’à ce qu’il perdre sa « silhouette » : il n’est plus qu’une flèche. Et qu’importe si Le Livre (cher à Jabès) ne s’écrira que dans ses marges. Comment pourrait-il en être autrement ?

jean-paul gavard-perret

Fabrice Reymond, A l’opéra derrière un poteau, Post-éditions, collection Faux raccord, , 2015.