Chère Loreto,



Je sais que je te parle ici en public, c'est-à-dire que je m'adresse à toi et en même temps je sais qu'on nous écoute, du coup je parle plus fort pour qu'ils m'entendent, eux, vous. Plus fort ça veut dire ici, tout dire, enfin tout ce qui est possible, tout éclairer à la lumière du langage, se servir des phrases pour ouvrir les rideaux. Si personne ne nous écoutait j'irais plus vite, j'irais plus doucement, j'aurais envie d'être plus proche de toi, j'aurais envie de combler le vide qui nous sépare de choses implicites.
Mais là je n'essaie pas de réduire la distance qui nous sépare puisque c'est à travers elle que je te parle. C'est grâce à cet espace ouvert que je me tiens en face de toi, peut-être que ce texte essaie justement de mesurer la bonne distance entre nous, peut-être que cet objet, ce livre qu’on partage, nous partage, peut-être qu'il nous sépare, pour qu'on puisse se voir. Dans ton expo à la Ferme du Buisson je ne comprenais pas très bien ton côté Michael Asher, ta façon de découper, de trouer, de déplacer les murs, de révéler des espaces cachés, je comprends mieux maintenant, tu fais de la place comme le caractère destructif de Benjamin, tu traces des lignes de fuite, tu ouvres des perspectives. Ta première « prise de parole » et les suivantes sont sans doute aussi des façons d'ouvrir quelque chose de possible dans le langage, dans l'espace, dans le temps, dans la vie « pour qu’on n'étouffes pas. »
Ta recherche d'un geste véritablement libre, nécessite de créer de nouveaux espaces, des espaces libres, inconditionnés, des espaces qui nous permettent de bouger autrement, des espaces où les conséquences de nos gestes se perdent. Je crois que c'est ce que j'essaie j’aimerai faire ici aussi, ouvrir un nouvel espace pour l'écriture, forcer la fermeture du livre, ouvrir les pages au pied de biche. Créer de la liberté, c'est-à-dire du jeu entre les lignes, entre les phrases, les mots, les lettres, entre l'écriveur et le lecteur, entre le corps et le langage. Les textes sont faits de tous ces espaces, de ces entre-deux, de ces délais. La première fois que j'ai assisté à une de tes « prise de parole », c'est cette incroyable alliance du corps et du langage, de l'homme et de la technique, que j'ai vue, tu étais une statue Chyséléphantine, Goldorack en pleine transformation.
Je me fais depuis quelques années une famille, une fraternité invisible. Pour l’instant il y a toi, Jochen Dehn (quand je vous ai associés dans mon esprit j'ignorais que vous vous connaissiez déjà), Jean-Yves Jouannais, Patrick Corillon et David Antin. Une famille dans laquelle je n'ai pas encore tout à fait le droit de cité, ma famille idéale, celle qui est sortie du livre, celle qui remonte à la tradition orale. L'écrivain est un enfant dans l'histoire, l'homme parle depuis beaucoup plus longtemps qu'il n'écrit. Je suis un écrivain obsédé par la troisième dimension, je vous envie d'écrire avec l'air, j'ai la nostalgie du temps où rien n'était encore écrit, où tout ce qui a été écrit vivait encore avec moi et circulait entre nous. Faire c'est toujours faire quelque chose en moins. Mon camarade de cellule Daniel Foucard dit souvent qu'écrire c'est s'enfermer, je pense qu'il a raison : n'importe quelle œuvre est un traité d'incarcération volontaire.
N'empêche que je suis Fabrice dans La chartreuse de Parme, je te regarde à travers les murs de ma prison, près de ta volière, douloureusement libre. Je suis heureux dans ma prison parce que c'est de là que je te vois le mieux mais il me faut encore trouver le moyen de te parler, un moyen de faire sortir les phrases de la prison de mes livres.

Ça me fait bizarre de citer tous ces noms de gens qu'on connait toi et moi devant tous ces gens qu'on ne connaît pas. Vous, vous voyez cette conversation à travers le trou de serrure du livre et vous connaissez le nom de nos visages. D'habitude je balance pas comme ça le nom des copains en public!! Mais comme tu m'invites chez toi, j'ai l'impression de pouvoir me permettre des choses, je peux me comporter autrement que dans mes livres. Je me rends compte que d’habitude je fais le travail inverse du tien, j'essaie de décontextualiser tout ce que je dis, je fais en sorte qu'il y ait le moins de références temporelles ou culturelles possibles, je veux que tout soit là, pour que le lecteur ne se sente pas exclu qu'il puisse arriver les mains vides, je vise ce qu'on a plus le droit de viser, l'universel. Ca m'a d'ailleurs beaucoup touché que tu cites les moralistes français, Chamfort, Joubert. C'est incroyable que nous ayons à ce point la même bibliothèque ! Je suis heureux d'être chez toi, dans ton livre. Aussi parce que tu me donnes cette liberté de faire autre chose. On ne répond à la liberté que par le désir et je te parle ici de mon désir de parler.
Ce fichier dans mon ordinateur s'appelle Supernova. Ce qui m'a le plus marqué la première fois que je t'ai vue « prendre la parole » c'est l'incroyable densité de ton corps. Ce qui m'a tout de suite fasciné c'est ta façon d'essayer d'absorber l'espace, d'absorber l'espace à l'intérieur de ta parole. De le retourner comme un vortex ou une cellule pour créer un autre univers ou un autre organisme. Tes performances ne sont pas des expériences esthétiques ce sont des expériences de physique quantique. Les Supernova disparaissent en créant des mondes.
J'essaie aussi d'écrire comme ça, je crois. Je voudrais que chacune de mes phrases puisse absorber l'univers. Comme toi, mes fragments sont solides jusqu'à l'implosion, j'écris au frein à main. C'est une question d'éthique, je me dis que c'est mon travail de résumer le monde pour que les lecteurs puissent partir avec et s'en servir ailleurs. Au début je disais naïvement et fier de moi aux éditeurs que j'écrivais pour que les gens arrêtent de lire, que j'étais un bon dealer, que je voulais que les lecteurs aient leur dose le plus vite possible pour qu'ils puissent fermer le livre et aller faire autre chose, dans la vraie vie en 3 dimensions. Ca me fait penser à ta dernière « prise de parole » au Palais de Tokyo, tu as donné puis retenu ta parole pour qu'on puisse choisir de partir, pour nous libérer, pour nous faire rentrer dans un monde anti- spectaculaire où la déception est émancipatrice. Tu arrêtes de parler comme j'arrête d'écrire pour laisser une trace en avant. Tu arrêtes de parler comme j'arrête d'écrire pour que les autres reprennent la parole, pour que les mots continuent à circuler entre nous, pour qu'ils continuent à nous articuler. On est des mineurs de fond, on ramène la matière première à la surface de nos sentiments, à l'air libre de l'espace public. J'ai compris maintenant que c'est difficile à comprendre pour un éditeur ou un programmateur, c'est pourtant tellement évident qu'on ne travaille pas pour captiver les gens mais pour les libérer.
Ce qui est remarquable quand tu parles c'est ta façon d'abolir le temps. De nous faire lâcher les piquets que l'on plante dans le passé et le futur pour vivre dans la tente de l'être. (Si on se parlait maintenant, si je vous parlais on pourrait entendre, on pourrait se douter, ou on pourrait entendre chacun comme on veut : le retard de la tente ou de l'attente. Mais j'écris, alors je suis obligé de faire toute ces phrases pour le dire.) Je sais maintenant ce que tu fais quand tu restes devant nous, droite comme une plante verte, tu replis le temps autour de nous pour qu'on puisse l'ouvrir quand tu seras parti. Tu mets le présent à vif. Voilà l'extraordinaire puissance de ta parole, voilà ce que j'envie dans les 3 dimensions de ta littérature, moi je ne fais que graver des mots sur la vitre du présent et j'y colle mon front en attendant que le train me ramène à la maison. Toi quand tu prends la parole tu tires sur le système d'alarme et tout s'arrête dans le bruit fracassant de ton poing serré.
Rien d'autre n'aura lieu que le lieu, rien d'autre ne passera que le temps. Nous cultivons notre force d'inertie comme d'autres leur jardin. J'envie ton courage et ta force d'essayer de retenir le temps à main nue, moi il me faut changer de corps, je dois me retirer derrière celui, éternel, des lettres de l'alphabet, disparaître. Des écrivains, comme des prostitués, on réclame toujours plus de corps. Tu poses la seule question : Comment disparaître derrière sa présence ? Disparaître pour faire apparaître le reste.
Je devrais peut-être m'adresser plus aux lecteurs qu'à toi, mais je crois que j'aime vraiment cette façon de te parler. Tu me disais que je me servais de toi pour leur parler, mais je ne suis pas sûr, je me demande si ce n'est pas l'inverse, je crois que je me sers de vous, lecteurs, pour lui parler. Vous savez comme ces gens tellement timides qu'ils font tout d'un coup des choses incroyables en public, comme ces gens qui vont à la télé dire à leurs proches ce qu'ils n'osent pas leur dire chez eux, comme ces enfants qui envoient leurs copains parler à leur place à l'autre bout de la cours de récré. Je crois que cette lettre ouverte est une façon d'oublier l'impudeur, de trouver la pudeur, de faire cette déclaration, de dire que j'ai été touché, profondément, et que c'est pas souvent. C'est une façon très bavarde de dire : quand je l'ai vu quelque chose en moi a cédé comme une résistance au monde, mon corps et mes sens s'en souviennent et s'en servent tous les jours. Une façon très bavarde de dire : ces mouvements que les autres libèrent en nous sont les seuls échanges qui valent la peine, une façon très bavarde de dire seul devant tout le monde et le plus fort possible : je t'aime. Cette lettre voudrait être celle qu'on devrait tous prendre le temps d'écrire à ceux qui ont un jour réussi à nous toucher, à nous faire respirer plus profondément l'air qui nous sépare...

Fabrice Reymond

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